Description
« Par la seule force de son organisation, elle composa, sans savoir l’harmonie, sa belle sonate en fa mineur et celle en mi bémol. Plus tard, elle voulut écrire purement, et elle acquit avec une promptitude qui étonna son maître Reicha, la connaissance du contrepoint. » Louis Girod de Vienney, baron de Trémont, est l’auteur de ces lignes. Il connaissait bien la Marquise, ayant été son compagnon pendant quelques années, et la Sonate en fa mineur dont il parle est évidement la troisième (Op.1 n°3) publiée en 1795. Ce témoignage est étrange car on a du mal à comprendre comment il est possible de composer « sans savoir l’harmonie ». Il faut donc interpréter cette idée, et comprendre plutôt qu’elle n’avait pas encore appris les règles de l’harmonie et de la composition.
Car cette grande interprète ayant joué assidûment Bach, Hændel, Scarlatti, Haydn, Mozart, et étant aussi, selon François
Miel, « une improvisatrice sublime », maîtrisait profondément la musique. Il est évident qu’elle comprenait toutes les subtilités de la langue musicale bien avant de connaître sa grammaire. Mais elle a voulu aller plus loin, et acquérir les bases théoriques, ce qu’elle a fait avec Reicha, probablement en 1799. La promptitude d’apprentissage d’Hélène de Montgeroult met en évidence ses dons musicaux innés. Et dès 1800 la voilà qualifiée de « savante musicienne » par Grétry. Cherubini, autre grand maître du contrepoint lui aurait même déclaré : « Madame, nous sommes tous vos élèves ! »
Trémont, qui l’avait beaucoup entendue jouer, en parle avec admiration : « Aucun des pianistes, ses contemporains, n’a appliqué comme elle ce principe [de faire chanter le piano] ; aucun n’a eu un aussi grand volume de son, ni n’a joué l’adagio
avec une aussi profonde expression. » Le Baron, juste au moment où il se séparait de la Marquise, a personnellement bien connu Beethoven : il se montre très critique sur le jeu pianistique de celui-ci (« Son jeu, comme pianiste, n’était pas correct, et sa manière de doigter était souvent fautive, d’où résultait que la qualité du son était négligée. »), tout en reconnaissant que l’essentiel de son génie résidait ailleurs. Mais cette réflexion montre qu’il avait en tête le jeu d’Hélène de Montgeroult et sa sonorité incomparable. Il ajoute qu’au moment où elle composait « les pianos n’avaient que cinq octaves et demi, ou au plus six. Tout en prévoyant que l’on augmenterait successivement la portée de cet instrument, elle ne voulut pas sortir des limites de cinq octaves. Elle trouvait que les notes additionnelles ne donnaient dans le haut que des sons secs et aigus, tandis qu’ils étaient confus dans le bas. »
Les trois premières sonates de l’opus 1 sont annoncées dans le Journal de Paris du 4 floréal an III (23 avril 1795). Elles sont publiées au Magasin de musique à l’usage des fêtes nationales. Il est vrai que la citoyenne « Gaultier-Montgeroult, artiste, dont le mari a été lâchement assassiné par les Autrichiens » a été réquisitionnée par le Comité de salut public le 6 ou 7 floréal an III (25-26 avril 1794) « pour employer son talent aux fêtes patriotiques ». Le piano n’étant pas très adapté aux défilés et fêtes en plein air, cette réquisition se transforme en poste de professeur de piano au conservatoire, où elle est chargée de la classe masculine. En publiant ce recueil, elle anticipe donc cette nomination de quelques mois, tout en répondant aux injonctions implicites accompagnant sa réquisition. Deux autres éditions verront le jour, chez Troupenas et chez Hanry, signe de succès. L’éditeur berlinois F. S. Lischke donnera une version séparée de la Sonate en fa mineur, assez largement modifiée, à une date inconnue.
On note que cette même année 1795 voit la publication des 3 sonates Op. 2 de Beethoven, des sonates Op. 4 et 5 de Hyacinthe Jadin, et de sonates de Dussek. De cette époque majeure dans l’histoire de la sonate pour piano, on retiendra que le nombre des mouvements est loin d’être fixe, et que les mouvements lents sont souvent absents, tant il est vrai que l’instrument ne tient pas le son. Jean Louis Adam, successeur de Montgeroult au conservatoire, affirmait qu’il suffisait de compter jusqu’à quatre pour que le son d’une note s’évanouisse.
Assez peu d’exemplaires de cet opus subsistent dans les bibliothèques publiques, ce qui signifie sans doute que la sonate
à ce moment était destinée aux bibliothèques privées, par essence très volatiles.
Jérôme Dorival, directeur des Éditions Modulation – novembre 2014.